"Dans les murs de l'Hôtel de Ville, on s'apprête à détruire et à combler un des monuments les plus discrets, les plus utiles et les plus grandioses de la capitale, un chef-d'œuvre bicentenaire : le réseau d'eau courante brute, dont on ne perçoit que le gazouillis au sortir des bouches de trottoir, conçu il y a plus de deux cents ans. Un patrimoine matériel unique, original, dont la mise en œuvre en "réseau" est au fondement théorique du concept scientifique tant usité aujourd'hui – la réticulation –, si bien qu'il est aussi patrimoine immatériel mondial.
La décision est imminente et le lobby de l'eau potable fait pression : ce vieux réseau fuit de partout ; il n'est d'aucune utilité ; l'autre réseau — celui d'eau potable constitué sous la préfecture d'Haussmann — y suppléerait. Le montage est lucratif.
Paris est en effet la seule capitale à disposer de deux réseaux de distribution d'eau : l'un, basse pression, brute (non potable), conçu sous Napoléon Ier ; l'autre, haute pression, potable, conçu sous Napoléon III.
Le premier est tiré de l'Ourcq, affluent de la Marne, dont le canal, propriété de la Ville, arrive au grand bassin de La Villette, port fluvial qui débarque tout au long du XIXe siècle sucre de betterave, huiles végétales, céréales pour nourrir les Parisiens, qui évacue cendres, tinettes, boues. Il continue avec le canal Saint-Martin pour embellir ces nouveaux quartiers, populaires et ouvriers, symétriques des Champs-Elysées, et pour renflouer le bassin stratégique de l'Arsenal.
A ces splendeurs ombragées et charmantes qu'il n'est pas question de toucher, s'ajoutent trois grandes branches tirées du réservoir de La Villette, premières galeries techniques, imaginées par le concepteur du canal, Pierre-Simon Girard, pour permettre de visualiser les fuites d'eau et de réparer ; placées en console elles composent le tout premier réseau d'égout souterrain visitable. Douze fontaines monumentales dessinées par les meilleurs architectes — Percier, Fontaine, — font jaillir l'eau qui doit atteindre le troisième étage des immeubles. Napoléon Ier a décrété que "l'eau coulera dans toutes les fontaines le jour et la nuit, de manière à pourvoir non seulement aux services particuliers, mais encore à rafraîchir l'atmosphère et les rues… Ce sera un beau réveil pour Paris".
Paris poussiéreux, sale, cachectique, boueux, devient ainsi la plus belle ville du monde. Cette eau courante, riante et aérée, tirée des confins, lave les boulevards, verdit ses avenues et ses parcs, vêt et profile ses rues — caniveaux latéraux et non ruisseau central — et alimente gratuitement les citadins en eau claire.
Le parti pris actuel est rétrograde à plus d'un titre : le réseau constitué au cours des années 1820-1850 n'a jamais été entretenu, il fuit et dégrade ou sinistre nos infrastructures souterraines. Sans qu'aucune enquête sérieuse n'ait été faite. C'est évidemment tricher. Les fuites sont par définition ponctuelles, facilement réparables dans les galeries techniques ou lors des "autorisations de voirie" qui ouvrent les tranchées. Mais si le réseau n'a pas été réparé en deux siècles, c'est bien la preuve que les conduites souterraines ont beaucoup de résistance et qu'elles méritent d'être inscrites au tableau d'honneur du développement durable.
Autre argument : pour des économies d'échelle, on réduit de moitié le coût de la distribution d'eau potable puisqu'on abandonne le réseau le plus obsolète. Ce n'est pas vrai : le réseau de l'Ourcq conduit une eau quasiment gratuite, claire mais non potable pour arroser parcs, jardins et voirie : une eau qui nourrit le sol urbain aride et qui chasse la saleté viaire au moindre coût.
Abandonner cette eau claire, c'est la remplacer par des volumes à peu près équivalents d'eau potable, traitée, dix fois plus coûteuse. C'est refaire les chasses d'eau qui nous ruinent : pour chaque pipi, on ajoute six litres d'eau potable pour l'évacuer, soit vingt fois le volume. Pourquoi user l'eau potable quand l'eau claire suffit ? Le gâchis a fait réfléchir plus d'un promoteur écologue : filtrer, recycler, clarifier ces eaux usées sur place et les réintroduire dans le circuit est la meilleure solution prise à Tokyo, Abou Dhabi, Houston… Adoption locale du canal de l'Ourcq et du système séparatif de distribution spécifique à Paris.
Cette infrastructure a nécessité des prouesses techniques et scientifiques qui devraient lui valoir d'être classer au rang du patrimoine mondial de l'Unesco. Le service des eaux de la Ville de Paris y a constitué sa culture technique : les Girard, Gényès, Darcy, Belgrand, ces ingénieurs y ont résolu de grandes questions quant aux infiltrations, aux pertes de charge, aux dimensionnements des ouvrages. La profondeur de la tranchée, la pose des conduites, les types de diamètres, bref la technologie de la distribution de l'eau courante aujourd'hui uniforme est née ici et a assis pour longtemps l'autorité de la technologie française. Nouvel équipement urbain, cette infrastructure hydraulique engendre le service public auquel nous restons attaché. Elle provoque une nouvelle manière de penser la rue, l'hygiène, l'urbanisme et l'ingénierie.
La pression et le débit exigeaient des conduites en fonte d'une grande fiabilité. On les a d'abord coulées sur place aussi incroyable que cela paraisse, puis en usine, acheminées par convoi, posées profondément pour éviter les chocs, recouvertes de sable, dont les propriétés isotropes viennent d'être découvertes. Les branchements fréquents obligeaient à travailler sur les bords de la rue. La mise en œuvre et les interventions pour branchement réservaient la pose dans l'espace le moins coûteux, l'espace commun des riverains, qui devenait de fait un espace public. La sortie des bouches d'eau imposait une légère élévation au-dessus du sol, une bouche pour laisser couler, une pente et un caniveau pour l'écoulement, une partition d'un côté à l'autre de l'espace desservi, un avaloir pour absorber les eaux usées.
Pour toutes ces références, pour ces centaines de kilomètres de conduites anciennes et mémorables, les ingénieurs et les administrateurs de la ville ont mis au point un nouveau profil de chaussée : trottoir en léger dévers, contenant le réseau, revêtu d'asphalte et piqué de candélabres pour éclairer au gaz, réservé au piéton, inaccessible au cheval ou à la voiture ; chaussée légèrement bombée et pavée pour écouler l'eau pluviale dans les caniveaux. En sauvegardant le piéton des dangers de la chaussée, elle invente un bien commun humanitaire. Très vite cette infrastructure discrète et imperméable, qui exige peu pour entretenir une grande propreté publique, est copiée à Saint-Petersbourg, Berlin, Vienne... L'original est parisien ; le modèle universel.
La réalisation de cette distribution se complique à mesure de la demande sociale. La circulation dans les trois conduites maîtresses est quotidiennement interrompue par les nouveaux branchements de conduites secondaires et tertiaires. Le débit varie trop brutalement, les tuyaux éclatent. Le système arborescent traditionnel est obsolète. Les ingénieurs interpellent alors la science, la mécanique céleste de Laplace, la mécanique des fluides de d'Alembert, consultent les savants, mettent en rapport la section du tuyau — son diamètre (D) — avec le débit d'eau (Q) et la perte d'énergie due au frottement sur la paroi interne (J). La solution la plus économique est de relier les branches comme un réseau maillé : le terme ancien (rêt) est réhabilité par le géographe militaire d'Allent (1799). L'ingénieur en chef Mallet, directeur du Service, formule l'équation des réseaux en 1829 : J = kQ2D-5. L'ingénieur Gényès construit alors les premiers abaques pour normaliser la distribution d'eau dans la capitale. Le succès est immédiat. Dès lors la technologie est appliquée à Londres, Berlin, etc. L'équation universelle sert pour la distribution de tous les fluides dans la ville, le gaz, la chaleur, l'électricité, la circulation, l'information. A l'origine d'un immense développement culturel, Internet, la conduite des eaux de l'Ourcq mérite la protection universelle.
Faut-il abandonner ce réseau si original et si précieux à notre mémoire pour cause avouée d'obsolescence ? L'abandonner reviendrait à le détruire inéluctablement : les conduites rouillent, les courants vagabonds attaquent et sectionnent, les pelleteuses arrachent, les racines cisaillent — comme si nous connaissions avec certitude un site archéologique médiéval remarquable et que nous le laissions sans surveillance entre les mains de fouilleurs sans scrupule ou de chercheurs de trésor. Les conduites d'eau de l'Ourcq contribuent au patrimoine industriel, bien plus fragile à l'usure du temps et de la nature que les monuments aériens. Un patrimoine humanitaire à sauvegarder pour témoigner des sources de notre urbanité.
Non pas un abandon mais un entretien, une conservation voire une reconnaissance. Pourquoi ne pas faire ressurgir les fontaines pour décorer places, marchés, promenades ? Le changement climatique annoncé exigera beaucoup de fraîcheur estivale : eau cachée n'est point gâchée."
La décision est imminente et le lobby de l'eau potable fait pression : ce vieux réseau fuit de partout ; il n'est d'aucune utilité ; l'autre réseau — celui d'eau potable constitué sous la préfecture d'Haussmann — y suppléerait. Le montage est lucratif.
Paris est en effet la seule capitale à disposer de deux réseaux de distribution d'eau : l'un, basse pression, brute (non potable), conçu sous Napoléon Ier ; l'autre, haute pression, potable, conçu sous Napoléon III.
Le premier est tiré de l'Ourcq, affluent de la Marne, dont le canal, propriété de la Ville, arrive au grand bassin de La Villette, port fluvial qui débarque tout au long du XIXe siècle sucre de betterave, huiles végétales, céréales pour nourrir les Parisiens, qui évacue cendres, tinettes, boues. Il continue avec le canal Saint-Martin pour embellir ces nouveaux quartiers, populaires et ouvriers, symétriques des Champs-Elysées, et pour renflouer le bassin stratégique de l'Arsenal.
A ces splendeurs ombragées et charmantes qu'il n'est pas question de toucher, s'ajoutent trois grandes branches tirées du réservoir de La Villette, premières galeries techniques, imaginées par le concepteur du canal, Pierre-Simon Girard, pour permettre de visualiser les fuites d'eau et de réparer ; placées en console elles composent le tout premier réseau d'égout souterrain visitable. Douze fontaines monumentales dessinées par les meilleurs architectes — Percier, Fontaine, — font jaillir l'eau qui doit atteindre le troisième étage des immeubles. Napoléon Ier a décrété que "l'eau coulera dans toutes les fontaines le jour et la nuit, de manière à pourvoir non seulement aux services particuliers, mais encore à rafraîchir l'atmosphère et les rues… Ce sera un beau réveil pour Paris".
Paris poussiéreux, sale, cachectique, boueux, devient ainsi la plus belle ville du monde. Cette eau courante, riante et aérée, tirée des confins, lave les boulevards, verdit ses avenues et ses parcs, vêt et profile ses rues — caniveaux latéraux et non ruisseau central — et alimente gratuitement les citadins en eau claire.
Le parti pris actuel est rétrograde à plus d'un titre : le réseau constitué au cours des années 1820-1850 n'a jamais été entretenu, il fuit et dégrade ou sinistre nos infrastructures souterraines. Sans qu'aucune enquête sérieuse n'ait été faite. C'est évidemment tricher. Les fuites sont par définition ponctuelles, facilement réparables dans les galeries techniques ou lors des "autorisations de voirie" qui ouvrent les tranchées. Mais si le réseau n'a pas été réparé en deux siècles, c'est bien la preuve que les conduites souterraines ont beaucoup de résistance et qu'elles méritent d'être inscrites au tableau d'honneur du développement durable.
Autre argument : pour des économies d'échelle, on réduit de moitié le coût de la distribution d'eau potable puisqu'on abandonne le réseau le plus obsolète. Ce n'est pas vrai : le réseau de l'Ourcq conduit une eau quasiment gratuite, claire mais non potable pour arroser parcs, jardins et voirie : une eau qui nourrit le sol urbain aride et qui chasse la saleté viaire au moindre coût.
Abandonner cette eau claire, c'est la remplacer par des volumes à peu près équivalents d'eau potable, traitée, dix fois plus coûteuse. C'est refaire les chasses d'eau qui nous ruinent : pour chaque pipi, on ajoute six litres d'eau potable pour l'évacuer, soit vingt fois le volume. Pourquoi user l'eau potable quand l'eau claire suffit ? Le gâchis a fait réfléchir plus d'un promoteur écologue : filtrer, recycler, clarifier ces eaux usées sur place et les réintroduire dans le circuit est la meilleure solution prise à Tokyo, Abou Dhabi, Houston… Adoption locale du canal de l'Ourcq et du système séparatif de distribution spécifique à Paris.
Cette infrastructure a nécessité des prouesses techniques et scientifiques qui devraient lui valoir d'être classer au rang du patrimoine mondial de l'Unesco. Le service des eaux de la Ville de Paris y a constitué sa culture technique : les Girard, Gényès, Darcy, Belgrand, ces ingénieurs y ont résolu de grandes questions quant aux infiltrations, aux pertes de charge, aux dimensionnements des ouvrages. La profondeur de la tranchée, la pose des conduites, les types de diamètres, bref la technologie de la distribution de l'eau courante aujourd'hui uniforme est née ici et a assis pour longtemps l'autorité de la technologie française. Nouvel équipement urbain, cette infrastructure hydraulique engendre le service public auquel nous restons attaché. Elle provoque une nouvelle manière de penser la rue, l'hygiène, l'urbanisme et l'ingénierie.
La pression et le débit exigeaient des conduites en fonte d'une grande fiabilité. On les a d'abord coulées sur place aussi incroyable que cela paraisse, puis en usine, acheminées par convoi, posées profondément pour éviter les chocs, recouvertes de sable, dont les propriétés isotropes viennent d'être découvertes. Les branchements fréquents obligeaient à travailler sur les bords de la rue. La mise en œuvre et les interventions pour branchement réservaient la pose dans l'espace le moins coûteux, l'espace commun des riverains, qui devenait de fait un espace public. La sortie des bouches d'eau imposait une légère élévation au-dessus du sol, une bouche pour laisser couler, une pente et un caniveau pour l'écoulement, une partition d'un côté à l'autre de l'espace desservi, un avaloir pour absorber les eaux usées.
Pour toutes ces références, pour ces centaines de kilomètres de conduites anciennes et mémorables, les ingénieurs et les administrateurs de la ville ont mis au point un nouveau profil de chaussée : trottoir en léger dévers, contenant le réseau, revêtu d'asphalte et piqué de candélabres pour éclairer au gaz, réservé au piéton, inaccessible au cheval ou à la voiture ; chaussée légèrement bombée et pavée pour écouler l'eau pluviale dans les caniveaux. En sauvegardant le piéton des dangers de la chaussée, elle invente un bien commun humanitaire. Très vite cette infrastructure discrète et imperméable, qui exige peu pour entretenir une grande propreté publique, est copiée à Saint-Petersbourg, Berlin, Vienne... L'original est parisien ; le modèle universel.
La réalisation de cette distribution se complique à mesure de la demande sociale. La circulation dans les trois conduites maîtresses est quotidiennement interrompue par les nouveaux branchements de conduites secondaires et tertiaires. Le débit varie trop brutalement, les tuyaux éclatent. Le système arborescent traditionnel est obsolète. Les ingénieurs interpellent alors la science, la mécanique céleste de Laplace, la mécanique des fluides de d'Alembert, consultent les savants, mettent en rapport la section du tuyau — son diamètre (D) — avec le débit d'eau (Q) et la perte d'énergie due au frottement sur la paroi interne (J). La solution la plus économique est de relier les branches comme un réseau maillé : le terme ancien (rêt) est réhabilité par le géographe militaire d'Allent (1799). L'ingénieur en chef Mallet, directeur du Service, formule l'équation des réseaux en 1829 : J = kQ2D-5. L'ingénieur Gényès construit alors les premiers abaques pour normaliser la distribution d'eau dans la capitale. Le succès est immédiat. Dès lors la technologie est appliquée à Londres, Berlin, etc. L'équation universelle sert pour la distribution de tous les fluides dans la ville, le gaz, la chaleur, l'électricité, la circulation, l'information. A l'origine d'un immense développement culturel, Internet, la conduite des eaux de l'Ourcq mérite la protection universelle.
Faut-il abandonner ce réseau si original et si précieux à notre mémoire pour cause avouée d'obsolescence ? L'abandonner reviendrait à le détruire inéluctablement : les conduites rouillent, les courants vagabonds attaquent et sectionnent, les pelleteuses arrachent, les racines cisaillent — comme si nous connaissions avec certitude un site archéologique médiéval remarquable et que nous le laissions sans surveillance entre les mains de fouilleurs sans scrupule ou de chercheurs de trésor. Les conduites d'eau de l'Ourcq contribuent au patrimoine industriel, bien plus fragile à l'usure du temps et de la nature que les monuments aériens. Un patrimoine humanitaire à sauvegarder pour témoigner des sources de notre urbanité.
Non pas un abandon mais un entretien, une conservation voire une reconnaissance. Pourquoi ne pas faire ressurgir les fontaines pour décorer places, marchés, promenades ? Le changement climatique annoncé exigera beaucoup de fraîcheur estivale : eau cachée n'est point gâchée."