D'après ce qui se dit chez les êtres humains qui s'agglutinent sur ma colline de Montmartre, un Espagnol déchaîné s'est installé sur le versant sud depuis quelques années. Il y peint d'étranges bonnes femmes dont les têtes déformées disent "merde" à leurs torses, des paysages carrés ou des guéridons encombrés par des bouteilles et des cafetières rectangulaires. Nous les ânes, si nous faisions ça trop longtemps, nous attraperions le torticolis. Nous aurions le plus grand mal à brouter. Les zèbres y parviennent, à ce qu'il paraît, mais ce sont des bêtes curieuses.
Roland, l'ami de Frédé, mon maître, ne prend pas cet Espagnol au sérieux, non plus que son acolyte, un certain Georges. Et encore moins ceux qui barbouillent des tâches et répandent des couleurs liquides sur de la toile en pâte épaisse.
"Nous allons leur donner une leçon" a-t-il dit en rigolant à Frédé, puis il lui a chuchoté quelque chose à l'oreille que je n'ai pu entendre malgré mes efforts. Quand je veux espionner la conversation des hommes, je prends l'air ne pas y toucher et j'approche. Comme ces nigauds sont persuadés que nous ne comprenons rien à leurs discussions, ils ne se méfient pas et nous balancent tout. Un vrai service de renseignement ne s'intéresserait qu'à ce que pensent les ânes. Dans le fond, ce sont eux qui décident du destin des sociétés quand ils choisissent de ne plus bouger, ce qui se produit assez fréquemment.
Peu après, un petit gros en complet-veston est arrivé, avec des bésicles. "Je suis le notaire" a-t-il dit fièrement, excité à l'idée de pouvoir pénétrer dans un cabaret la conscience tranquille puisqu'il ne s'agissait que d'exercer son métier contre rétribution.
Frédé, Roland et le notaire se sont installés derrière moi et j'avoue que je n'étais plus très tranquille. Il n'allaient quand même pas me mettre une selle ou vérifier la dimension de je ne vous dirais pas quoi car vous savez bien à quoi je pense !? Dans ce domaine, je suis dans une honnête moyenne pour un âne et il n'y a rien de spécial à faire authentifier par un homme de loi.
Ouf ! ils n'ont pas apporté une selle mais une toile, un pinceau et des pots de couleur. Après ça, j'ai senti comme un picotement et un serrement au bout de la queue ainsi qu'une humidité désagréable dont j'ai voulu me débarrasser en secouant cet appendice de toutes mes forces.
"Hoo" a crié Roland, "attends un peu et recule légèrement". Il m'a pris par le mors et m'a poussé vers l'arrière pendant que Frédé se saisissait de mon extrémité et la plaquait sur la toile.
"Vas-y maintenant, tu peux la bouger le plus possible !"
Mon sang n'a fait qu'un tour et j'aurais volontiers rué dans les brancards mais j'ai compris qu'il fallait que j'obéisse si je voulais en finir avec cette étrange séance au plus vite. Je remuai avec frénésie, encouragé par les cris de ravissement de ce public étonnant.
"Attends ! Je n'ai plus de rouge, je mets du bleu." cria Roland.
L'exercice dura encore près d'une demi-heure puis j'eus à subir un nettoyage en règle. Je fus néanmoins généreusement récompensé par quelques kilos de délicieuses salades.
Quatre mois plus tard, alors que j'avais oublié cet étrange événement, on m'amena dans une grande bâtisse. Il y avait de jolies femmes bien vêtues, des tas de gens portant des foulards et d'autres des décorations.
"Le voilà, l'artiste !" dit fortement Roland à un groupe qui, aussitôt, se mit à rire et applaudir. "Joachim-Raphaël Boronali !"
Une belle blonde vint m'embrasser sur l'oreille et un journaliste fit mine de m'interroger sur mes motivations et mes sensations, entraînant des cris déchaînés quand je lui montrais mes dents.
"Boronali, notre maître le plus mystérieux, votre prochaine étable, pardon étape, sera l'académie des Beaux Arts" dit Frédé en s'inclinant devant moi, pour la première fois de notre existence commune.
Le notaire était là aussi et il certifia que j'étais bien l'auteur du chef d'oeuvre que la critique picturale venait d'encenser ces dernières semaines : "Coucher de soleil sur l'Adriatique".
"Bientôt ce sera l'Académie tout court, pour y rejoindre trente-neuf de ses congénères" déclama Roland à sa claque. Je le trouvais très antipathique sur le moment. J'étais partagé entre la satisfaction de voir le talent de ma pilosité reconnu et l'irritation d'avoir participé à un canular réactionnaire qui portait atteinte à la considération des artistes d'avant-garde.
Mais le plus puni ce fut le dénommé Roland - Dorgelès de son état si vil -, lorsqu'il présida une académie (Goncourt seulement), quelques années avant que mon tableau ne finisse au musée de Milly-la-Forêt. Ils auraient pu lui donner la française et mettre mon oeuvre à Beaubourg, tout de même.
Roland, l'ami de Frédé, mon maître, ne prend pas cet Espagnol au sérieux, non plus que son acolyte, un certain Georges. Et encore moins ceux qui barbouillent des tâches et répandent des couleurs liquides sur de la toile en pâte épaisse.
"Nous allons leur donner une leçon" a-t-il dit en rigolant à Frédé, puis il lui a chuchoté quelque chose à l'oreille que je n'ai pu entendre malgré mes efforts. Quand je veux espionner la conversation des hommes, je prends l'air ne pas y toucher et j'approche. Comme ces nigauds sont persuadés que nous ne comprenons rien à leurs discussions, ils ne se méfient pas et nous balancent tout. Un vrai service de renseignement ne s'intéresserait qu'à ce que pensent les ânes. Dans le fond, ce sont eux qui décident du destin des sociétés quand ils choisissent de ne plus bouger, ce qui se produit assez fréquemment.
Peu après, un petit gros en complet-veston est arrivé, avec des bésicles. "Je suis le notaire" a-t-il dit fièrement, excité à l'idée de pouvoir pénétrer dans un cabaret la conscience tranquille puisqu'il ne s'agissait que d'exercer son métier contre rétribution.
Frédé, Roland et le notaire se sont installés derrière moi et j'avoue que je n'étais plus très tranquille. Il n'allaient quand même pas me mettre une selle ou vérifier la dimension de je ne vous dirais pas quoi car vous savez bien à quoi je pense !? Dans ce domaine, je suis dans une honnête moyenne pour un âne et il n'y a rien de spécial à faire authentifier par un homme de loi.
Ouf ! ils n'ont pas apporté une selle mais une toile, un pinceau et des pots de couleur. Après ça, j'ai senti comme un picotement et un serrement au bout de la queue ainsi qu'une humidité désagréable dont j'ai voulu me débarrasser en secouant cet appendice de toutes mes forces.
"Hoo" a crié Roland, "attends un peu et recule légèrement". Il m'a pris par le mors et m'a poussé vers l'arrière pendant que Frédé se saisissait de mon extrémité et la plaquait sur la toile.
"Vas-y maintenant, tu peux la bouger le plus possible !"
Mon sang n'a fait qu'un tour et j'aurais volontiers rué dans les brancards mais j'ai compris qu'il fallait que j'obéisse si je voulais en finir avec cette étrange séance au plus vite. Je remuai avec frénésie, encouragé par les cris de ravissement de ce public étonnant.
"Attends ! Je n'ai plus de rouge, je mets du bleu." cria Roland.
L'exercice dura encore près d'une demi-heure puis j'eus à subir un nettoyage en règle. Je fus néanmoins généreusement récompensé par quelques kilos de délicieuses salades.
Quatre mois plus tard, alors que j'avais oublié cet étrange événement, on m'amena dans une grande bâtisse. Il y avait de jolies femmes bien vêtues, des tas de gens portant des foulards et d'autres des décorations.
"Le voilà, l'artiste !" dit fortement Roland à un groupe qui, aussitôt, se mit à rire et applaudir. "Joachim-Raphaël Boronali !"
Une belle blonde vint m'embrasser sur l'oreille et un journaliste fit mine de m'interroger sur mes motivations et mes sensations, entraînant des cris déchaînés quand je lui montrais mes dents.
"Boronali, notre maître le plus mystérieux, votre prochaine étable, pardon étape, sera l'académie des Beaux Arts" dit Frédé en s'inclinant devant moi, pour la première fois de notre existence commune.
Le notaire était là aussi et il certifia que j'étais bien l'auteur du chef d'oeuvre que la critique picturale venait d'encenser ces dernières semaines : "Coucher de soleil sur l'Adriatique".
"Bientôt ce sera l'Académie tout court, pour y rejoindre trente-neuf de ses congénères" déclama Roland à sa claque. Je le trouvais très antipathique sur le moment. J'étais partagé entre la satisfaction de voir le talent de ma pilosité reconnu et l'irritation d'avoir participé à un canular réactionnaire qui portait atteinte à la considération des artistes d'avant-garde.
Mais le plus puni ce fut le dénommé Roland - Dorgelès de son état si vil -, lorsqu'il présida une académie (Goncourt seulement), quelques années avant que mon tableau ne finisse au musée de Milly-la-Forêt. Ils auraient pu lui donner la française et mettre mon oeuvre à Beaubourg, tout de même.