L’élan réformateur que Nicolas Sarkozy devait donner à la société française, après son élection de 2007, s’est largement enlisé dans les méandres du conservatisme et du corporatisme. Le président redevenu candidat l’avoue lui-même quand il parle de bousculer désormais les corps intermédiaires en s’adressant directement au peuple, lequel serait amené à faire par référendum les choix difficiles auxquels s’opposeraient les élites, médiateurs d’opinion et représentants en tout genre. Les syndicats en prennent en particulier pour leur grade.
Fort bien. Il est donc temps de revenir sur les causes de ce conservatisme français tant fustigé car, si elles ne sont pas correctement analysées, elles produiront les mêmes effets, quand bien même Nicolas Sarkozy serait réélu.
Rappelons-nous : quel fut le premier recul de l’actuel président sur ce sujet, très peu de temps après son élection ? La réforme de la profession des taxis parisiens, régie par un corporatisme hors d’âge. La commission Attali prévoyait en effet l’abandon progressif du système actuel des licences, malthusien et destructeur de bien-être (60 000 emplois font défaut dans ce secteur en île-de-France). A peine les chauffeurs et patrons avaient-ils fait les gros yeux et menacé d’une opération escargot que le pouvoir reculait. C’est assurément un bon test : le jour où un gouvernement quel qu’il soit osera enfin affronter les taxis parisiens, on saura qu’une véritable volonté réformatrice s’est levée en France !
Ne soyons pas injuste. Par la suite, Nicolas Sarkozy tint bon sur des réformes importantes : le service minimum dans les transports en commun, l’autonomie des universités, le report de l’âge de départ à la retraite, la carte judiciaire simplifiée. Mais, très souvent, les indispensables évolutions étaient payées au prix fort, comme celle du rapprochement des réseaux de la comptabilité publique et des impôts, qui s’accompagna de la création d’emplois d’encadrement nombreux, coûteux et superfétatoires. Faire avaler la pilule de la RGPP à ces cadres dirigeants eut un prix tellement élevé que l’on se demande si le jeu en valait la chandelle.
Les points de blocage les plus durs, car ils concernent le plus grand nombre d’agents, demeurent intacts. La structuration de l’administration française en corps étanches de fonctionnaires, source de rentes et d’immobilisme, a peu évolué. La loi du 12 mars dernier, censée lutter contre la précarité dans les trois fonctions publiques, a élargi l’accès au statut de fonctionnaire titulaire à des dizaines de milliers d’agents. Elle aurait dû valoir au gouvernement les félicitations du Front de Gauche. Le silence repu des syndicats après cette victoire démontre son importance.
Comment, par ailleurs, ignorer que peu de progrès ont été faits pour réduire le nombre d’établissements de santé, dont la taille trop faible et les moyens techniques insuffisants font parfois courir des risques aux patients ? Il fallait pour cela affronter le double lobby des élus locaux et des médecins hospitaliers. En attendant, cette offre excessive est une des premières causes du déficit des comptes sociaux, aggravé par une boursouflure des effectifs administratifs à l’hôpital.
Les mêmes rigidités ont empêché la réduction des coûts de fonctionnement à la SNCF, à la RATP, sans rappeler le grotesque exemple de Sea France. On parle souvent de la sécurité dans le nucléaire et des indispensables efforts d’investissement pour rendre l’atome plus sûr et augmenter la production électrique.
Mais s’est-on jamais interrogé sur le coût du comité d’entreprise d’EDF et le niveau élevé des salaires dans cette entreprise publique ou chez Areva ? N’expliquent-ils pas par hasard que l’argent fasse défaut pour l’amélioration de la production et la recherche dans toute la filière ? Le sujet est tellement tabou qu’on le dirait explosif, ce qui serait un peu scabreux en l’espèce !
Bien évidemment, il n’y a pas que le secteur public qui pèche par rigidité. Les rentes de situation des professions médicales, des notaires, des liquidateurs judiciaires, les verrous à l’ouverture de commerce, le système de distribution des médicaments, un droit rural excessivement protecteur des preneurs de baux et un droit du logement ou du travail qui, par leur lourdeur, se retournent contre les locataires et les salariés dans un pays qui bâtit trop peu et crée insuffisamment d’emplois : tous ces conservatismes sclérosants sont connus. Nul n’a jamais osé s’y attaquer sérieusement. Paradoxe suprême, la France est décriée à gauche comme étant sous influence libérale alors qu’elle est un des pays les plus figés d’Europe.
Enfin, des élus pléthoriques qui se sont octroyés au fil des ans de multiples privilèges peuvent difficilement user des vertus de l’exemplarité s’il faut réclamer des efforts au peuple.
De ce point de vue, il ne faut naturellement rien attendre d’une éventuelle présidence Hollande. De manière très symbolique, la priorité déclarée du candidat socialiste est de revenir sur la timide réforme territoriale afin de réconforter les élus locaux. Qu’ils ne craignent rien et, avec eux, les centaines de milliers de fonctionnaires territoriaux recrutés depuis dix ans. Le changement, ce ne sera ni maintenant ni dans les cinq ans qui viennent ! Comme le relève sans trop d’efforts «The Economist», on est en plein déni.
Le diagnostic posé, reste à comprendre l’origine de cette alarmante situation. La chose est naturellement plus difficile et les interprétations peuvent diverger et s’affronter.
La plus simple - pourquoi chercher midi à quatorze heures ? - tient à une sorte d’émulation corporatiste dans notre beau pays. Puisque les autres profitent du système, il n’y a pas de raison que nous n’en fassions pas de même. Les groupes de pression font donc de la surenchère. C’est le «toujours plus» de François de Closets, théorisé avec davantage de rigueur aujourd’hui par les économistes Cahuc et Zylberberg qui y voient la traduction d’une société de défiance, marquée par l’égoïsme et le repli sur soi. Un système éducatif autoritaire expliquerait pourquoi les Français apprennent à se méfier les uns des autres et finalement de l’Etat dont ils ne cherchent qu’à tirer des avantages.
Mais c’est un peu la logique de la poule et l’oeuf. Il a bien fallu en effet qu’à un moment le peuple nourrisse cette méfiance au spectacle de l’Etat et de son fonctionnement, que l’enseignement soit pensé et organisé par des femmes et des hommes qui ont reproduit le système rigidde qui imprègne la société. En France, l’Etat, dirigé par la double caste des élus à vie et des grands corps de fonctionnaires, fonctionne lui-même selon un principe corporatiste.
C’est sans doute dans l’histoire de notre pays qu’il faut chercher une autre part de l’explication. L’Etat, depuis Philippe Auguste et assurément depuis Louis XIV, s’est construit en luttant contre les féodalités locales, par un effort incessant de centralisation. Pour combattre les forces centrifuges, il a attiré l’aristocratie, puis tous les ambitieux, à Paris et favorisé l’émergence de corporations dont l’organisation était nationale. Elles confortaient des solidarités «transversales», indépendantes des logiques de pays et de provinces. Monarchie, Empire ou République : quelle que soit la forme du souverain, ce système n’a jamais lâché prise.
Aujourd’hui encore, l’administration trouve sa légitimité dans des techniques de concertation et d’arbitrage qui valorisent les corporations centralisées. La notion même de syndicats «représentatifs» en est le parfait exemple. Et iI n’est pas sans signification que le premier réflexe d’un gouvernement - et pas seulement ceux des pouvoirs socialistes - soit de convoquer des «Grenelle», tables rondes et autres grandes conférences à Paris.
Le social-corporatisme d’Etat : tel est le nom du régime hybride qui dirige la France depuis des décennies. Il a su se faire apprécier, convaincre la population qu’il la protège. Un sondage paru ces derniers jours indique même que plus de neuf citoyens sur dix sont attachés au fameux et douteux «modèle social français» !
Dans ces conditions, on comprend mieux sur quoi le sarkozysme a achoppé. Un an à peine après son élection, la crise financière a sapé la légitimité qu’il aurait pu trouver s’il avait eu du grain à moudre, des bénéfices à distribuer comme récompense des efforts réformateurs. Nicolas Sarkozy a sans doute craint que ce pays souvent léthargique, où l’individu est en position de faiblesse face aux corporations et à l’Etat, mais qui est aussi un pays où, tous les trente ou quarante ans, des phénomènes sociaux éruptifs se manifestent, ne finisse par se cabrer durement.
Aujourd’hui, son discours sur le référendum et le jeu de saute-mouton qu’il propose par dessus les corps intermédiaires promet de renverser ce cours séculaire des choses. Il faudrait pour cela la satisfaction de deux conditions. D’une part, que le peuple ne rejette sa candidature et son projet dans cinq semaines. D’autre part, que, quelle que soit la situation économique et même si elle empire à nouveau, le président-candidat ait la détermination implacable de briser un corporatisme chevillé au corps social depuis des temps immémoriaux. On appelle cela une hypothèse héroïque.
Fort bien. Il est donc temps de revenir sur les causes de ce conservatisme français tant fustigé car, si elles ne sont pas correctement analysées, elles produiront les mêmes effets, quand bien même Nicolas Sarkozy serait réélu.
Rappelons-nous : quel fut le premier recul de l’actuel président sur ce sujet, très peu de temps après son élection ? La réforme de la profession des taxis parisiens, régie par un corporatisme hors d’âge. La commission Attali prévoyait en effet l’abandon progressif du système actuel des licences, malthusien et destructeur de bien-être (60 000 emplois font défaut dans ce secteur en île-de-France). A peine les chauffeurs et patrons avaient-ils fait les gros yeux et menacé d’une opération escargot que le pouvoir reculait. C’est assurément un bon test : le jour où un gouvernement quel qu’il soit osera enfin affronter les taxis parisiens, on saura qu’une véritable volonté réformatrice s’est levée en France !
Ne soyons pas injuste. Par la suite, Nicolas Sarkozy tint bon sur des réformes importantes : le service minimum dans les transports en commun, l’autonomie des universités, le report de l’âge de départ à la retraite, la carte judiciaire simplifiée. Mais, très souvent, les indispensables évolutions étaient payées au prix fort, comme celle du rapprochement des réseaux de la comptabilité publique et des impôts, qui s’accompagna de la création d’emplois d’encadrement nombreux, coûteux et superfétatoires. Faire avaler la pilule de la RGPP à ces cadres dirigeants eut un prix tellement élevé que l’on se demande si le jeu en valait la chandelle.
Les points de blocage les plus durs, car ils concernent le plus grand nombre d’agents, demeurent intacts. La structuration de l’administration française en corps étanches de fonctionnaires, source de rentes et d’immobilisme, a peu évolué. La loi du 12 mars dernier, censée lutter contre la précarité dans les trois fonctions publiques, a élargi l’accès au statut de fonctionnaire titulaire à des dizaines de milliers d’agents. Elle aurait dû valoir au gouvernement les félicitations du Front de Gauche. Le silence repu des syndicats après cette victoire démontre son importance.
Comment, par ailleurs, ignorer que peu de progrès ont été faits pour réduire le nombre d’établissements de santé, dont la taille trop faible et les moyens techniques insuffisants font parfois courir des risques aux patients ? Il fallait pour cela affronter le double lobby des élus locaux et des médecins hospitaliers. En attendant, cette offre excessive est une des premières causes du déficit des comptes sociaux, aggravé par une boursouflure des effectifs administratifs à l’hôpital.
Les mêmes rigidités ont empêché la réduction des coûts de fonctionnement à la SNCF, à la RATP, sans rappeler le grotesque exemple de Sea France. On parle souvent de la sécurité dans le nucléaire et des indispensables efforts d’investissement pour rendre l’atome plus sûr et augmenter la production électrique.
Mais s’est-on jamais interrogé sur le coût du comité d’entreprise d’EDF et le niveau élevé des salaires dans cette entreprise publique ou chez Areva ? N’expliquent-ils pas par hasard que l’argent fasse défaut pour l’amélioration de la production et la recherche dans toute la filière ? Le sujet est tellement tabou qu’on le dirait explosif, ce qui serait un peu scabreux en l’espèce !
Bien évidemment, il n’y a pas que le secteur public qui pèche par rigidité. Les rentes de situation des professions médicales, des notaires, des liquidateurs judiciaires, les verrous à l’ouverture de commerce, le système de distribution des médicaments, un droit rural excessivement protecteur des preneurs de baux et un droit du logement ou du travail qui, par leur lourdeur, se retournent contre les locataires et les salariés dans un pays qui bâtit trop peu et crée insuffisamment d’emplois : tous ces conservatismes sclérosants sont connus. Nul n’a jamais osé s’y attaquer sérieusement. Paradoxe suprême, la France est décriée à gauche comme étant sous influence libérale alors qu’elle est un des pays les plus figés d’Europe.
Enfin, des élus pléthoriques qui se sont octroyés au fil des ans de multiples privilèges peuvent difficilement user des vertus de l’exemplarité s’il faut réclamer des efforts au peuple.
De ce point de vue, il ne faut naturellement rien attendre d’une éventuelle présidence Hollande. De manière très symbolique, la priorité déclarée du candidat socialiste est de revenir sur la timide réforme territoriale afin de réconforter les élus locaux. Qu’ils ne craignent rien et, avec eux, les centaines de milliers de fonctionnaires territoriaux recrutés depuis dix ans. Le changement, ce ne sera ni maintenant ni dans les cinq ans qui viennent ! Comme le relève sans trop d’efforts «The Economist», on est en plein déni.
Le diagnostic posé, reste à comprendre l’origine de cette alarmante situation. La chose est naturellement plus difficile et les interprétations peuvent diverger et s’affronter.
La plus simple - pourquoi chercher midi à quatorze heures ? - tient à une sorte d’émulation corporatiste dans notre beau pays. Puisque les autres profitent du système, il n’y a pas de raison que nous n’en fassions pas de même. Les groupes de pression font donc de la surenchère. C’est le «toujours plus» de François de Closets, théorisé avec davantage de rigueur aujourd’hui par les économistes Cahuc et Zylberberg qui y voient la traduction d’une société de défiance, marquée par l’égoïsme et le repli sur soi. Un système éducatif autoritaire expliquerait pourquoi les Français apprennent à se méfier les uns des autres et finalement de l’Etat dont ils ne cherchent qu’à tirer des avantages.
Mais c’est un peu la logique de la poule et l’oeuf. Il a bien fallu en effet qu’à un moment le peuple nourrisse cette méfiance au spectacle de l’Etat et de son fonctionnement, que l’enseignement soit pensé et organisé par des femmes et des hommes qui ont reproduit le système rigidde qui imprègne la société. En France, l’Etat, dirigé par la double caste des élus à vie et des grands corps de fonctionnaires, fonctionne lui-même selon un principe corporatiste.
C’est sans doute dans l’histoire de notre pays qu’il faut chercher une autre part de l’explication. L’Etat, depuis Philippe Auguste et assurément depuis Louis XIV, s’est construit en luttant contre les féodalités locales, par un effort incessant de centralisation. Pour combattre les forces centrifuges, il a attiré l’aristocratie, puis tous les ambitieux, à Paris et favorisé l’émergence de corporations dont l’organisation était nationale. Elles confortaient des solidarités «transversales», indépendantes des logiques de pays et de provinces. Monarchie, Empire ou République : quelle que soit la forme du souverain, ce système n’a jamais lâché prise.
Aujourd’hui encore, l’administration trouve sa légitimité dans des techniques de concertation et d’arbitrage qui valorisent les corporations centralisées. La notion même de syndicats «représentatifs» en est le parfait exemple. Et iI n’est pas sans signification que le premier réflexe d’un gouvernement - et pas seulement ceux des pouvoirs socialistes - soit de convoquer des «Grenelle», tables rondes et autres grandes conférences à Paris.
Le social-corporatisme d’Etat : tel est le nom du régime hybride qui dirige la France depuis des décennies. Il a su se faire apprécier, convaincre la population qu’il la protège. Un sondage paru ces derniers jours indique même que plus de neuf citoyens sur dix sont attachés au fameux et douteux «modèle social français» !
Dans ces conditions, on comprend mieux sur quoi le sarkozysme a achoppé. Un an à peine après son élection, la crise financière a sapé la légitimité qu’il aurait pu trouver s’il avait eu du grain à moudre, des bénéfices à distribuer comme récompense des efforts réformateurs. Nicolas Sarkozy a sans doute craint que ce pays souvent léthargique, où l’individu est en position de faiblesse face aux corporations et à l’Etat, mais qui est aussi un pays où, tous les trente ou quarante ans, des phénomènes sociaux éruptifs se manifestent, ne finisse par se cabrer durement.
Aujourd’hui, son discours sur le référendum et le jeu de saute-mouton qu’il propose par dessus les corps intermédiaires promet de renverser ce cours séculaire des choses. Il faudrait pour cela la satisfaction de deux conditions. D’une part, que le peuple ne rejette sa candidature et son projet dans cinq semaines. D’autre part, que, quelle que soit la situation économique et même si elle empire à nouveau, le président-candidat ait la détermination implacable de briser un corporatisme chevillé au corps social depuis des temps immémoriaux. On appelle cela une hypothèse héroïque.